**Kinshasa pleure Bingema, l’ombre des légendes de la musique congolaise**
Le 2 juin 2025, la République démocratique du Congo a perdu une figure emblématique de son histoire urbaine et culturelle avec le décès d’Emmanuel Mbingha, communément connu sous le nom de Bingema ou « Big Man ». Son rôle en tant que garde du corps de certains des plus grands musiciens congolais témoigne d’une vie dédiée à la protection et au soutien de la scène musicale du pays. Mais au-delà de son lien avec les figures de la musique, son parcours soulève des questions plus larges sur la dynamique sociale et culturelle de Kinshasa, ancienne Léopoldville.
Bingema a émergé sur la scène kinoise à une époque où la ville connaissait d’importants bouleversements. Ancré dans le quartier populaire de Citas/Casamar à Barumbu, il s’est forgé une réputation à travers des codes d’honneur et des pratiques communautaires qui visaient à maintenir l’ordre au sein de sa communauté. Tout en étant respecté, il était également redouté, un mélange d’autorité et de loyauté qui est devenu la marque de fabrique de sa personnalité.
La collaboration entre Bingema et des figures musicales telles que Verckys Kiamuangana Mateta ou Soki Vangu démontre l’importance des personnes souvent désignées comme des « ombres » dans le monde de l’art. Ces individus, tout en restant hors de la lumière des projecteurs, jouent un rôle crucial dans la structuration de l’environnement culturel. Franklin Mokho, historien et spécialiste des mouvements sociaux populaires en RDC, souligne que la présence de Bingema a significativement contribué à l’énergie des concerts, en offrant non seulement une sécurité physique, mais également une assurance morale aux artistes et au public.
Un des aspects fascinants de son héritage réside dans le phénomène des « kulunas », ces groupes de jeunes souvent liés à la violence urbaine. Dans ce contexte, la stratégie que Bingema a adoptée, qui mêlait autorité et coopération avec les forces de l’ordre, pose une question essentielle : comment des figures de l’ombre peuvent-elles aider à résoudre des conflits dans des environnements aussi complexes que ceux des quartiers populaires de Kinshasa ? Ce questionnement pourrait ouvrir la voie à des réflexions sur la manière dont la société congolaise pourrait mieux intégrer ces acteurs dans des initiatives de paix et de sécurité.
Les activités de Bingema et de ses homologues des années 1960 et 1970 soulignent également le statut ambivalent des figures de la rue. Elles sont à la fois des médiateurs de paix et des gardiens d’un certain ordre établi, mais ce rôle n’est pas sans paradoxes. S’interroger sur la légitimité de leur influence et sur le rapport qu’ils entretiennent avec les autorités pourrait offrir de nouvelles perspectives pour appréhender les dynamiques de pouvoir présentes dans les communautés urbaines.
La disparition de Bingema, bien que peu médiatisée, rappelle également que ces figures qui ne cherchent pas à briller sous les projecteurs sont souvent essentielles pour écrire l’histoire de leur temps. Ils agissent comme des témoins et des acteurs de leur époque, façonnant non seulement le paysage artistique, mais aussi la société dans son ensemble.
Aujourd’hui, son fils Hugo Bingema emporte avec lui cet héritage, jouant dans l’orchestre Zaïko Langa Langa, ce qui permet de réfléchir à la transmission des valeurs et des récits. Comment ces histoires peuvent-elles être préservées et intégrées dans une narration plus large de l’identité musicale congolaise ? Il est crucial de poser ces questions pour garantir que les contributions de figures comme Bingema ne tombent pas dans l’oubli.
En conclusion, Bingema n’était pas seulement un garde du corps ou un personnage de l’ombre; il était un symbole vivant de la force tranquille qui unit les différentes strates de la société kinoise. Sa vie et son héritage ouvrent une porte vers une exploration plus profonde des dynamiques culturelles et sociales du pays. À travers cette réflexion, il devient évident que l’histoire de la musique congolaise est également celle de ceux qui portent et protègent sa richesse, au-delà des projecteurs. La question demeure : comment honorer cet héritage dans un avenir où l’art, la culture et le dialogue social sont plus que jamais nécessaires pour bâtir des ponts entre les générations et les communautés ?